Entreprises: Arrêtez de parler d’innovation disruptive, et cherchez l’innovation substantielle!
par Marc Géméto (extrait de sa thèse sur « l’excubation », 31/01/19)
La théorie de l’innovation disruptive développée par Clayton Christensen dans les années 1990/2000 a eu un impact majeur après la sortie de son livre en 1997 « The Innovator’s dilemna : When New Technologies Cause Great Firms to Fall ». Cette théorie a fortement influencé toute une génération de leaders de l’industrie de la haute technologie. Steve Jobs, fondateur d’Apple, aurait été fortement influencé par ce livre (1).
Ce nom d’innovation disruptive est tellement rentré dans le langage commun que cela a créé beaucoup de confusion, alors qu’il s’agit d’un type d’innovation bien particulier.
Christensen oppose l’innovation disruptive à l’innovation continue, mais il explique bien qu’il s’agit d’un processus continu très spécifique où de nouvelles technologies vont finalement challenger et remplacer des leaders établis, encouragé par la décision rationnelle des managers à servir les clients les plus profitables.
« L’innovation continue (« sustaining innovation » en anglais) vise les clients les plus importants et exigeants avec de meilleures performances que ce qui existe. Certaines innovations continues sont incrémentales…d’autres sont des découvertes capitales (« breakthroughs » en anglais) ou des sauts importants par rapport à la compétition. »
« L’innovation disruptive, au contraire, ne cherche pas à apporter de meilleurs produits à des clients existants sur des marchés existants. Elle va plutôt disrupter et redéfinir une nouvelle trajectoire en introduisant de nouveaux produits et services qui ne sont pas aussi bons que les produits existants. Mais les technologies disruptives offrent d’autres bénéfices- typiquement en étant plus simples, plus faciles à utiliser et moins chères attirant des clients nouveaux ou moins exigeants. » (2)
Son premier livre de 1997 insiste sur la disruption amenée par de nouvelles technologies (par exemple, l’industrie du PC personnel qui disrupte l’industrie des ordinateurs centraux). Son deuxième livre de 2003, « The Innovator’s Solution : Creating and Sustaining Succesful Growth.», montre que la disruption peut aussi entrer par une nouvelle approche business par le bas cout avec l’exemple de l’industrie (avec l’exemple de Toyota qui rentre dans l’industrie automobile par la voiture bas coût)
On comprend mieux la trajectoire de l’innovation disruptive par le schéma suivant :
Figure 5 : Le modèle de l’innovation disruptive
« Ce diagramme met en relief les trajectoires de performances des produits (lignes en rouge) par rapport aux demandes des clients (courbes en bleu). Alors que les entreprises établies introduisent des produits et services de meilleure qualité (ligne rouge en haut) pour satisfaire le haut du marché (où la profitabilité est meilleure), ils dépassent les besoins des clients du bas du marché et même du plus gros du marché. Cela laisse une porte d’entrée pour de nouveaux entrants pour se positionner sur des segments moins profitables que les entreprises établies négligent. Les nouveaux entrants ont une trajectoire disruptive (ligne rouge en bas) en améliorant la performance de leur offre et montent peu à peu vers des segments de marché plus exigeants avec plus de profitabilité et vont challenger la dominance des entreprises établies. » (Christensen, 2015, p.49)
Christensen explique comment les décisions rationnelles prises par les managers en place pour respecter les valeurs et la culture de la grande entreprise vont les amener à décider de ne pas investir sur une innovation disruptive. Ceci explique pourquoi les entreprises établies réussissent dans l’innovation continue et échouent dans l’innovation disruptive, alors que de nouveaux entrants avec de faibles ressources vont finalement réussir sur des innovations disruptives » (3)
En 2015, suite à l’usage massif de la théorie de l’innovation disruptive, il doit répondre aux critiques de plus en plus en nombreuses, liées pour la plupart à une mauvaise compréhension de ce qu’est l’innovation disruptive. Il fait donc un rappel des caractéristiques principales de l’innovation disruptive que nous résumons ici :
« – La disruption prend sa source sur un marché bas de gamme ou inexistant,
– L’innovation disruptive ne touche pas les clients du gros du marché existant avant que la qualité de leurs produits n’atteigne le standard requis,
– La disruption est un processus avec une évolution du produit ou service,
– Les entreprises qui font la disruption construisent la plupart du temps des business models très différents de ceux des entreprises établies. » (3)
Comme le dit Christensen, l’usage massif incompris du terme innovation disruptive peut finir par miner l’utilité de cette théorie.
« Le problème de faire l’amalgame de l’innovation disruptive avec toute innovation substantielle qui change les modèles de compétition est que différents types d’innovation nécessitent différents types d’approches » (3).
Donc, même si Christensen explique bien la nouvelle concurrence de certains GAFAMs ou start-ups pour les entreprises établies, cela ne représente certainement pas le cas général ! Christensen est d’ailleurs très conscient que le cas de l’innovation disruptive reste trop rare pour en faire un processus : « Les innovations disruptive arrivent trop irrégulièrement si bien qu’aucune entreprise a un processus éprouvé pour les gérer. » (2) et seules quelques dizaines d’entreprise établies ont réussi la disruption.
Elles ont par contre un champ immense d’innovation à explorer , appelée innovation substantielle, définie comme l’expansion des compétences et des marchés dans des domaines nouveaux et connexes.
(1) Allworth J., 2011, « Steve Jobs solved the innovator’s dilemna »